NOTES
Chateaubriand va beaucoup moins loin mais dans le même sens lorsqu'il clôt le développement consacré au « caractère du génie de Shakespeare » par le goût du contraste. « Shakespeare fait un grand usage des contrastes; il aime à mêler les divertissemens et les acclamations de la joie, à des pompes funèbres et à des cris de douleur. Que des musiciens appelés aux noces de Juliette arrivent précisément pour accompagner son cercueil; qu'indifférents au deuil de la maison, ils se livrent à d'indécentes plaisanteries, et s'entretiennent des choses les plus étrangères à la catastrophe: qui ne reconnaît là toute la vie, qui ne sent toute l'amertume de ce tableau et qui n'a été témoin de pareilles scènes? Ces effets ne furent point inconnus des Grecs; on retrouve dans Euripide des traces de ces naïvetés que Shakespeare mêle au plus haut ton tragique. [...] Ces contrastes touchent de près au terrible, mais aussi une seule nuance, ou trop forte ou trop faible dans l'expression, les rend bas ou ridicules. » (ouvrage cité, p. 262-264.)
De là ce que Chateaubriand appelle l'universalité de Shakespeare en laquelle il voit une beauté et un risque: « Shakespeare joue ensemble, et au même moment, la tragédie dans le palais, la comédie à la porte; il ne peint pas une classe particulière d'individus; il mêle, comme dans le monde réel, le roi et l'esclave, le patricien et le plébéien, le guerrier et le laboureur, l'homme illustre et l'homme ignoré; il ne distingue pas les genres: il ne sépare pas le noble de l'ignoble, le sérieux du bouffon, le triste du gai, le rire des larmes, la joie de la douleur, le bien du mal. Il met en mouvement la société entière, ainsi qu'il déroule en entier la vie d'un homme. Le Poète semble persuadé que notre existence n'est pas renfermée dans un seul jour, qu'il y a unité du berceau à la tombe: quand il tient une jeune tête, s'il ne l'abat pas, il ne vous la rendra que blanchie; le temps lui a remis ses pouvoirs. » On ne saurait mieux reprendre à son compter la Préface de Cromwell et anticiper sur William Shakespeare. Cependant l'appréciation suit qui déprécie précisément ce que la description a caractérisé.
« Mais cette universalité de Shakespeare a, par l'autorité de l'exemple et l'abus de l'imitation, servi à corrompre l'art; elle a fondé l'erreur sur laquelle s'est malheureusement établie la nouvelle école dramatique. Si pour atteindre la hauteur de l'art tragique, il suffit d'entasser des scènes disparates sans suite et sans liaison, de brasser ensemble le burlesque et le pathétique, de placer le porteur d'eau auprès du monarque, la marchande d'herbes auprès de la reine: qui ne peut raisonnablement se flatter d'être le rival des plus grands maîtres? »
Et d'embrayer: « Persuadons-nous qu'écrire est un art; que cet art a des genres; que chaque genre a des règles. Les genres et les règles ne sont point arbitraires; ils sont nés de la nature même: l'art a seulement séparé ce que la nature a confondu; [...]. » (ibid., p. 265-266.)